jeudi 22 novembre 2007

l'inchangé


Cette nuit, j'ai rêvé qu'il n'y avait personne à mon anniversaire.

Les années passent et je suis toujours ce petit garçon qui compte le nombre de personnes qui pensent à lui en ce jour inutile, et qui espère que chaque année il y ait les mêmes, et qu'il y en ait davantage. Je compte les absents - à l'autre bout du monde, disparus - et je m'aperçois que ma vie est pleine de trous et que j'aime cet appel d'air, cette attente, ces possibles, ces en-devenir... Et puis il y a ceux qui sont là, les fidèles, et j'ai la soudaine impression que j'ai trois, quatre... dix jambes, que chacun, à sa manière bien à lui, me tient debout, et je me sens solide de ces amours-là. Est-ce cela devenir un homme, être assez solide pour toujours tenir debout ?

lundi 19 novembre 2007

l'homosexualité n'est pas toujours un sport de combat


Il m'arrive si souvent d'avoir l'impression d'être à la fois acteur et spectateur. Comme dans un rêve en somme, sauf que c'est ma vie et que je me vois d'en haut - exactement comme Tim Roth dédoublé dans le nouveau film de Coppola (Youth without youth)... Je vis des expériences que je qualifierai de sociologiques avec une distance étrange. Je me suis toujours senti loin d'une certaine idée militante de l'homosexualité, parce que chaque pierre sur le chemin a été recouverte de mousse, rendue trop glissante, oubliable, friable, pour que je puisse un instant me sentir un homosexuel parmi une entité plutôt que moi-même vivant une expérience émotionnelle.

La première expérience où j'ai eu néanmoins l'impression de gagner mes gallons dans une sociologie de l'homosexualité, c'est ma première nuit d'amour. Ce fut un rendez-vous manqué avec la sociologie, pas avec l'amour. On dit souvent que la première fois lance la vie sentimentale sur des rails, et qu'elle identifie ce que sera majoritairement la façon d'aimer de quelqu'un. Le garçon en question, 19 ans comme moi, était mon meilleur ami, mon premier amour et j'étais son premier amour, son meilleur ami. Au réveil, timoré, il me dit : "Cela ne veut pas dire que nous sommes homosexuels". Dans ma tête, je riais, j'étais si heureux, et je lui ai répondu fièrement : "Parle pour toi". Cette joie de l'amour et du sexe ne m'a pas quitté et m'a ôté toute culpabilité.

La seconde expérience sociologique ne fut pas davantage un drame. Ce fut mon "coming-out" à mon petit frère. Il y avait quelque chose de violent dans l'idée de lui dire que son grand frère, celui qu'il chérissait, était homosexuel. J'ai donc attendu, par peur sans doute, par pudeur aussi, qu'il ait une copine, qu'il ait 18 ans, qu'il soit libre. Début juillet, nous deux seuls au milieu d'une plage grise, face à la mer infinie... Je me suis vu assez nettement me regarder vivre cette scène, d'en haut encore, et avec une certaine jubilation : vas-y, fais-le, dis-lui, me disais-je à moi-même... Et je souriais en me disant : Tu es en train de vivre une vraie expérience sociologique, un truc qui a un nom, une couleur, une dramaturgie - le coming-out. Sauf que non, il n'y avait pas vraiment de dramaturgie, juste un coup d'épée dans l'eau : il s'en doutait, et s'en foutait. Il a dû être tout de même flatté d'avoir la primeur de la révélation - qui prit donc plutôt l'apparence d'une non-révélation.

La troisième expérience date d'il y a une semaine. Là encore, je me suis détaché de moi-même et me suis vu petit, comme parmi une masse en train de vivre "l'Expérience". Ce fut le coming-out aux parents. Il y 11 ans, lors des dernières vacances avec ma famille, ma mère a lâché une phrase qui m'a hanté des nuits entières : "Il n'y a rien de pire que d'avoir un fils prêtre à part avoir un fils homosexuel". J'étais encore peu sûr de moi (et vierge) alors, mais cette phrase me glaça le sang et me fit toujours redouté l'instant fatal où il faudrait : dire. J'ai joui pendant près de 10 ans d'une sorte de double vie qui me convenait un peu trop bien. Jusqu'à ce dimanche, réunion familiale oblige, où ma mère m'a enfermé dans sa chambre pour se rapprocher tout près et me dire : "J'ai dit une phrase horrible il y a quelques années (et de me citer la fameuse phrase), je l'ai immédiatement regrettée, ton père m'a même engueulé plus tard, et c'est peut-être cette phrase qui t'empêche aujourd'hui de faire ton coming-out". Ce mot m'écorcha les oreilles. Venir de sa bouche, de la bouche de ma propre mère, ma mère adorée et haïe. C'était au fond l'invitation que j'attendais depuis des années. Je ne me fis pas prier. Le moi sociologue qui me regardait d'en haut était en train de ricaner de l'ironie de la situation : de coming-out, il n'y en eut pas, il me fut, une fois encore, volé... Même pas une larme, tout juste un discret mouvement de bras de mon père sur mon épaule, mon père qui était derrière et qui écoutait sans rien dire. Plus tard, je pus tout juste lire à table une mélancolie nouvelle dans son regard, des silences, une absence. Plus tard encore, je voulus jouer une vraie révélation dans la voiture avec mon autre frère. Je me dédoublai de l'autre côté du pare-brise pour contempler sa réaction : il avait "acheté" l'information à notre petit frère il y a deux ans déjà, ayant de fort doutes. Bon.

Le petit ange sarcastique riait bien en me voyant sur le quai en route vers chez moi, inchangé après des années de silence angoissé. Il n'y avait plus de secret, plus de jeu à jouer. Et il pouvait partir rejoindre le néant, fier d'avoir été aussi inutile. Pour mon anniversaire, j'ai tout de même demandé à ma mère, un rideau. Rouge, bien sûr.

lundi 5 novembre 2007

le recul du monde


Cette chose étrange parfois de vivre la vie là où elle est comme la seule possible.

Il y a deux semaines, j'avais secrètement peur de partir si longtemps, certes pas si loin du petit monde parisien que j'ai pierre à pierre bâti, mais tout de même ailleurs, isolé, comme en exergue. Peu à peu, le téléphone s'est éteint, le rythme automnal des jours au bord de la seine a teinté mes journées d'une mélancolie nouvelle, et j'ai oublié la vie d'avant avec une facilité déconcertante. Ce lieu, ce temps est devenu ma vie... Peut-être est-ce dû à une rencontre en particulier, car s'il y a l'ensemble des rencontres d'une vie, il y en a quelques unes à part, impossibles, innommables qui nous enlèvent à la vie elle-même. Oui, c'est cela, pendant deux semaines, j'ai été enlevé.

J'entre dans cette grande pièce boisée. Il y a un jeune homme qui me salue dans une langue étrangère. Il est australien. Il est grand, blond, presque chauve, les yeux bleus, il a 30 ans, et il me sourit. Je m'attendais à rencontrer quelqu'un d'autre, mais c'est lui qui est là. Les mots sortent de ma bouche et, à ma grande surprise, pour la première fois peut-être, mon anglais hésitant forme des phrases, de vraies phrases tel que j'aurais pu les penser en français. Il me propose très vite de faire le tour de la propriété. C'est très gentil de sa part, voilà ce que je me dis. Je me dis aussi que je ne vais pas m'ennuyer, que les gens ont l'air particulièrement gentil dans ce no man's land dédié à compter les jours qui passent. Nous nous retrouvons dans une chambre de verre au beau milieu de la forêt. Il me regarde. Son regard me brûle, me tue et me ressuscite en un battement. Pour la première fois, je pense que je lui plais et que sa gentillesse n'est pas tout à fait (et si j'ose dire) gratuite. Et puis, le vrai regard, celui qu'on rend : je le regarde dans les yeux et le temps s'arrête. Nous reproduirons bien des fois ce regard droit, frontal, à la dramaturgie parfaite : au début nous sourions, nous nous disons avec les yeux à quel point nous voulons nous embrasser, et puis nous essayons de percer l'âme de l'autre, et la sensation est si forte et si partagée que nous sommes au bord de pleurer, tous les deux, en même temps, et enfin vient mon moment préféré, celui où nous n'avons peur de rien, où nous ravalons nos larmes en souriant, en fixant l'autre fièrement comme pour lui dire : regarde la force de mon amour.

Dans la pièce même où nous nous sommes rencontrés, il m'écrira des messages. Chacun est devant le mur de son ordinateur, nous faisons en sorte de ne pas nous regarder, je ne suis pourtant qu'à deux mètres de lui, des ombres passent, nous échangeons des mots au bord d'être érotiques pendant des heures, et je dois cacher les effets d'une sensualité qui n'en finit pas de s'ébaucher, la rougeur sur mon front, un frémissement de mes lèvres, un sourire trop transparent qui veut s'échapper et que je retiens... Ainsi côte à côte, nous reportons sans cesse le moment du premier baiser. Il doit arriver, ce moment, nous le savons bien, et nous prenons un malin plaisir à faire durer cette attente toute la journée. C'est dans la cuisine, au moment de mettre le plat au four, qu'il s'approchera de moi après s'être cogné la tête (il est vraiment grand), et que nous nous embrasserons.

Combien peut durer le temps d'un baiser ? Il me semble que ce baiser a duré deux semaines. Aujourd'hui, envolées les deux semaines, mes lèvres sont sèches. Ce n'est pas rien pourtant deux semaines. C'est ce que je me répète, on ne peut pas se tromper deux semaines. Deux jours, oui, on peut aimer quelqu'un par erreur pendant deux jours, mais pas pendant deux semaines...

Définitivement, il n'est pas du tout mon genre : je n'aime particulièrement ni les cheveux blonds, ni les yeux bleus, ni les gens trop grands... Son corps maladroit le rend comique. Il rit trop fort. Il sent trop fort. Alors, quoi, je ne sais pas... Ce qui peut nous attirer vers quelqu'un, et qui nous dépasse... Peut-être est-ce son léger strabisme, car c'est quand il me regarde de face que je deviens fou, complètement fou.

Curieusement, je me suis détaché de l'idée même d'avoir des amants de retour à Paris. Par une sorte de fidélité absurde, donc belle. Curieusement, car l'amour physique n'était pas si important. Il y a certains jours où nos corps ne se sont pas rencontrés, ou tout juste effleurés - nous nous retrouvions au fond de la cabane, dans une chambre la nuit, nous prenions plaisir à recommencer des actes sexuels que nous ne finissions pas toujours. L'embrasser plutôt que jouir. Le sentir plutôt que le prendre. Pendant ces deux semaines, troublé par cette relation, lui qui n'est plus habitué à aimer, il ne bandait pas. Il était excité, il me faisait jouir - mais seul. Après quelques jours, peu à peu, je sentais son sexe renaitre dans ma main, dans ma bouche, mais il ne jouissait toujours pas. Peut-être était-ce l'ordinateur sur ses genoux, le fait d'être loin de chez lui, ou cette relation qui le dépassait visiblement... Ce long (ré)apprentissage du plaisir mit exactement deux semaines : c'est le dernier jour, avant mon départ, qu'il a joui pour la première fois, sexe contre sexe. J'aime à voir dans cette image dont on me pardonnera la crudité un passage de force vitale. Au moment de partir, j'avais réussi à faire de lui un amoureux et un amant. Il était lui-même, puissant et prêt à affronter mon absence. Juste avant mon départ, nous nous sommes retrouvés dans une chambre vide, juste pour nous regarder et nous serrer. Nous avons décidé de ne pas pleurer. Après tout, dans une semaine, nous nous retrouverions pour quelques jours volés au temps qui passe...

De retour dans les bras de mon mari, je suis surpris que cet amour neuf n'ait pas entravé ma passion officielle. Au contraire, je suis comme un mur, un mur fissuré en deux. Un jour, il faudra peut-être que je choisisse, partir ailleurs avec l'un, rester ici avec l'autre. Pour l'instant, les deux parties du mur se soutiennent... Je sens la vie qui coule dans mes veines et je pourrais en mourir de vouloir gouter l'éternité et avec l'un et avec l'autre. Mais pour l'instant je vais atrocement bien... être avec l'un, attendre l'autre, tout me rend heureux...

En attendant que je m'effrite ?