lundi 28 janvier 2008

l'amour de l'opium


Il me dit que, après l'amour, je suis comme un fumeur d'opium dans les faubourgs de Shanghai. Je m'endors sur le côté, profondément, là où tout est blanc et beau. Je le sais que c'est le plus doux des moments, cette plage, petit espace-temps volé au temps lui-même.

Il me dit que, après l'amour, je suis comme un fumeur d'opium et, pour la première fois, je me vois comme je suis : un drogué, à la recherche de ce bonheur-là, être alangui auprès d'un corps chaud et aimé... Car que chercher d'autre dans les rues du marais et les faubourgs d'Internet si ce n'est un corps contre qui se lover, goûter un instant à l'absolution, à l'oubli ?

Le fleuve en moi se réveille. Cela fait un mois que je suis fidèle. La sexualité d'un vieux couple est toujours belle mais trop rare, et je sens comme une douleur au creux du ventre. Chaque image érotique sur les murs de la ville, chaque bout de peau d'un acteur aperçu dans un film de cinéma, chaque corps frôlé à la piscine, est une tentation déchirante. Je souffre et me sens seul.

Je veux sortir de chez moi, séduire une nouvelle âme, conquérir un nouvel esprit, gravir un nouveau corps, mais je ne sais que trop bien que cela ne s'arrêtera jamais, que je suis prisonnier d'un cycle et qu'il me faut fixer un mur à mes désirs. Je veux sortir de moi, de mon corps, retrouver la plage blanche auprès du corps chaud, sentir le souffle aimé contre ma nuque. Je veux et ne veux pas. Mes entrailles se déchirent. Je respire profondément et vais me cacher dans le noir - attendre, en souffrance, au beau milieu des faubourgs de Shanghai.

vendredi 11 janvier 2008

paysage figé par la fenêtre


Le temps avance, calme.

Je m'emploie, loin de Paris, à donner à ma vie le charme d'une ritournelle répétée à l'infini. Je crée des petits rituels ; je me lève et me couche toujours aux mêmes heures, lis le matin et le soir, regarde un film après le dîner. Réglé comme une vieille horloge, je travaille, j'avance. Je m'arrête parfois sur cette pensée : comme il est facile de se passer de l'agitation parisienne.

Aucun désir n'est venu troubler le repos de mon âme. Cela pourrait ressembler à un tombeau. Ma vie intellectuelle, pourtant, n'a jamais été si vivante.

vendredi 4 janvier 2008

éloge de la fadeur (la valse des amants)


Je me suis laissé guider une fois de plus en attente d'un signe qui n'a pas cessé de ne pas venir. A chaque nouvelle année, cette tradition, un peu sotte mais assez utile (car oui la sottise est utile), de se dire qu'on sera meilleur demain qu'hier. En somme, c'est ce que je me dis tous les jours depuis plusieurs mois déjà, plusieurs mois parcourus non pas par une dépression profonde (parce qu'il faudrait dès lors remonter) mais par une petite tristesse qui traîne, à la surface. Je regarde ma vie avec un détachement certain. Mieux : je regarde mon corps, moi en train d'agir, comme si c'était un autre, une expérience dont mon esprit pourrait tirer profit, apprendre - et je le regarde se perdre avec un étrange mélange de délice et de douleur. Si on admet que la figure du baroque est le miroir (la vérité est le reflet) et que celle du maniérisme est le voile (qui cache un voile qui cache un voile qui cache un voile... : il n'y a donc pas de vérité), ma vie serait en tout point maniériste, une sorte de cycle qui tourne et se répète en de multiples jeux d'échos privés de sens (le premier son en avait-il seulement un, de sens ?). Le sens, c'est la signification et la direction. Et puisque mon corps et mon esprit (je n'ose dire mon âme, pour ce qu'il en reste) sont détachés, il faudrait bien que je lui donne, de force, un sens. Mais avant tout, qu'est-ce c'est, cette répétition infernale ?

Evidemment, au cœur de mes doutes, il y a comme toujours mais plus pour longtemps, espérons-le, les garçons. Par un curieux enchaînement, une déception a amené des retrouvailles qui ont amené une déception qui a amené des retrouvailles... (toujours l'histoire du voile). Face à Adrien qui n'a pas esquissé un mot de remerciement pour les deux semaines pendant lesquels je l'ai logé et écouté, je me suis souvenu de T. avec qui il avait beaucoup en commun, cet orgueil démesuré, leur jeunesse qui se donne des airs de sagesse, jusqu'à une beauté un peu trop grande et qu'ils ne peuvent pas porter (ou plutôt : les abaisse à un narcissisme qui leur interdit toute possibilité d'une amitié sincère). Mais T., sa douceur, son intelligence, son goût sûr, s'est soudain vu revalorisé par la comparaison. Pas de nouvelles depuis 4 ou 5 mois - après une énième petite dispute, car il est caractériel et cyclothymique, mais cela fait partie de son charme ; pourtant, un seul message aura suffi à le faire réapparaître quelques heures plus tard. Il faut dire que c'est un des grands amours de ma vie, et que pendant quelques semaines, il y a un peu plus d'un an, fin août début septembre, nous nous étions vraiment aimés, et j'avais cru, peut-être, vivre avec lui quelque chose comme l'éternité. Il est donc entré dans ce bar où je l'attendais sans l'attendre. Il est venu vers moi, illuminé de l'intérieur, et j'ai constaté qu'il était toujours beau - je l'avais un temps qualifié de plus beau garçon du monde, oui j'étais très amoureux. J'ai constaté surtout qu'il était brillant, que sa parole se dévidait avec bonheur, j'aimais ce qu'il disait, sa façon de le dire, et ce qu'il me faisait dire. Car pour être à la hauteur de sa beauté, il m'a toujours fallu être plus intelligent avec lui - et je vois combien cette phrase est cruelle pour moi, narcisse dégénéré, et pour les autres, ceux, moins beaux peut-être mais qui m'ont aimé tellement mieux. De bar en bar, de bière en bière, nous avançons dans la nuit noire, lui, mon éternel ami P., et moi, le sourire aux lèvres (c'est l'expression préférée de T., qui prendra un malin plaisir à la prononcer dès sa première phrase, comme une marque de reconnaissance entre nous). Toujours aussi imbu de lui-même, T. jouera de l'attirance qu'il sait provoquer et humiliera P. Puis nous partirons le glorieux et moi revivre une scène déjà vécue seize mois plus tôt. Chez lui, nous nous déshabillerons doucement, nous nous regarderons, et il dira : nous sommes de vieux amants, maintenant. Il me dira aussi que nous avons grossi, et je me tairai pudiquement, parce que je sais qu'il n'a pas de mémoire, que je n'ai pas grossi, mais que lui, oui, par contre, a pris quelques kilos. Soudain, ainsi révélé, le glorieux fantasque, sans plus d'orgueil, me dira : je veux te faire jouir, je veux ce que tu veux, dis-moi comment t'aimer. La facilité du contact de nos deux peaux, la tendresse soudaine d'une nuit partagée, le petit matin rêveur parcouru de baisers - voilà ce qu'a été notre nouvelle rencontre, la même et une autre. Quand je suis sorti de chez lui, j'avais le sourire aux lèvres. Tout avait été d'une si belle inconséquence.

Pourtant, j'avais décidé de ne plus jouer, de ne plus me laisser guider par mon corps, ou plutôt : de ne plus laisser mon corps répondre aux attentes des autres. Mais je ne sais pas dire non. En hommage à un amour passé, mais bien présent, j'ai cédé à T. Comment le regretter? La semaine suivante, en son absence, j'ai voulu rejouer cette nuit sans sommeil. P. n'était pas là non plus, et ma valeur morale était en vacances avec lui. J'ai donc erré sans but, en refaisant le même trajet, de bar en bar, mais à vide. Je me souviens de mon ivresse, de cette impression de me voir de haut en train d'entrer dans la cave infernale. Je me souviens d'un baiser, de deux, de trois dans cette cave où je reconnaissais sans connaître quelques ombres du passé. En sortant soudain seul, un couple me demande son chemin. Un des deux me regarde, de face - il dévore mon âme du regard, le vampire. Et moi, ivre, je leur donne des indications parcourues de baisers. Le deuxième tourne la tête, se moquant de nous, et de nos baisers. Oui il faut descendre ici et marcher... (je l'embrasse)... dix minutes ... vous êtes ensemble ?... (je l'embrasse)... Ton copain est très beau, dis-je à celui que j'embrasse une dernière fois... Il se passe des choses étranges à cette heure-là de la nuit, juste avant le matin, quand il n'est plus tard et pas encore tôt. Je les regarde partir, ces deux beaux garçons, jeunes et étrangers, vers leur hôtel. Pas un instant, je n'ai pensé à les suivre. C'était un baiser gratuit, sans attente, presque fou. Je marche quand je vois qu'un autre garçon me suit, lui aussi il vient d'ailleurs, il est Italien, et il n'a pas l'air de jouer dans mon camp (lire : sexuel). Pourtant, il me suit, me parle, prend le bus de nuit qui passe là par hasard et entre chez moi. Je ne sais pas à quel moment j'ai dit oui à quoi, d'ailleurs je n'ai peut-être rien dit. Il ne me plaisait pas, il ne me déplaisait pas non plus. Il s'est déshabillé, m'a assuré qu'il aimait les femmes, m'a montré son sexe me demandant une approbation. Je riais sous cape et n'osait lui dire qu'il bandait mou, que non son sexe n'était pas si gros et qu'il pouvait arrêter de me parler des femmes. Pourtant il était triste ce garçon. Devant son sexe vaguement dressé, je ne me suis pas prosterné comme il l'attendait. Il n'était pas vexé, il continuait à me parler de sa vie à Paris, et puis soudain il m'a dit qu'il avait faim. J'ai sorti tout ce qu'Adrien avait acheté la semaine précédente et qui me dégoûtait un peu parce qu'il avait rempli mon frigo en me disant "nous sommes quittes", alors que je n'attendais nullement du matériel de lui et que nous n'étions définitivement pas quittes - mais cela m'apprendra à accueillir les gens avec trop de ferveur. L'Italien, donc, dévorait pendant que je pensais à Adrien, à T., à ce sexe nu qui n'allait pas servir - et l'idée de ce type nu dans ma cuisine me faisait rire franchement à présent. Il me demanda ensuite s'il pouvait se laver, et je compris seulement à cet instant ce que mon état d'ébriété ne m'avait pas permis de voir - et ma bêtise bourgeoise, il faut bien l'avouer. Ce type, nu devant moi, était là pour coucher parce qu'il voulait manger, se laver, de l'argent. Il n'osait pas le dire, il ne l'avait jamais fait, mais c'était ça. C'était un clochard, un déluné, tombé là chez moi par hasard et qui n'avait nulle part où aller. A cet instant, jamais corps offert à mes yeux - et ce malgré sa beauté - fut moins sexuel. Il se lava, je lui fis des provisions et puis nous sortîmes dans la rue. C'était le matin. Je pris de l'argent, lui tendis, mais il n'en veut pas, alors je lui glisse dans la poche, il a honte, il détourne les yeux, il est ému, il me regarde, il disparaît dans la bouche du métro. J'espère qu'il n'oubliera pas la leçon de morale que je me suis permis de lui donner quand, nu, il m'est apparu comme ce qu'il était : mon enfant, lui ai-je dit, ne fais pas de choses que tu regretterais, ce n'est pas toi, tu n'es pas heureux d'être... je ne sais pas quel mot sortit alors de ma bouche mais je me souviens bien avoir évité celui de prostitué. Je crois qu'il m'écoutait vraiment, et qu'il était touché par ces paroles que l'alcool, la tristesse et une soudaine tendresse, immense, faisaient jaillir hors de ma bouche, car il me répondit que oui, j'avais raison, et qu'il n'y avait pas pensé aussi nettement mais que, à présent, il en était sûr, il serait mieux au pays, loin de Paris. Au petit matin, je me suis couché nu, je n'avais pas fait l'amour, et je n'étais pas encore capable de jouir de l'ironie de la situation : j'avais payé quelqu'un pour ne pas coucher.

Cet épisode aurait dû me servir de leçon. Le dernier amant de 2007 était un non-amant. Pourtant je suis retombé dans les pièges du passé, sans doute poussé par la force que m'avait donnée T. Cet autre "vieil amant" qui m'avait déçu jadis me recontacta avec ferveur. Alors que nous avions décidé de nous voir aujourd'hui, hier par hasard (mais il y a si peu de hasard), nous nous sommes retrouvés dans le même bar. Toujours avec P., nous avons parlé, rejoué un nouveau trio. C'était Matthieu, P. et moi, à moins que ce ne fut le passé, le présent et moi perdu au milieu. Matthieu est cultivé, brillant, charmant. Je ne peux toutefois pas m'empêcher d'être un peu agacé par ses phrases toutes faites, qu'il a déjà dites et redites, ces anecdotes à n'en plus finir que je connais par cœur. Je fais comme si c'était la première fois, car je suis trop poli, ou un peu con, ou pas assez courageux sans doute. En tout cas, ce qui le sauva, il prononça exactement la même phrase que T. trois semaines plus tôt : "On va chez moi ?" Tout est dans le mélange de certitude, de tyrannie, oserais-je dire, et dans ce petit doute, un point d'interrogation qu'un autre, plus ivre, n'aurait pas entendu, ce point d'interrogation final, traînant, que T. comme Matthieu ont en commun. La phrase magique me fit l'effet d'une révélation et mon corps cessa de se défendre. Seulement, une fois chez lui, je me suis souvenu de qui était Matthieu. Ce n'était pas un très bon amant d'abord, et ça je l'avais vraiment oublié. Il me dit qu'il me veut, il me prend, il me parle, des mots que je trouve un peu ridicules. Finalement le plaisir vient, parce que mon corps est facile et que mon état d'abandon est, comme toujours, total. Mais la déception, plus profonde, qu'il m'avait causée était d'un autre ordre, elle était morale. Non, ce n'est pas un ami fidèle, il ne fait rien brûler en moi et je me dis à ce moment-là qu'il ne m'intéresse d'ailleurs plus comme ami, ce qui est le signe que c'est la dernière fois que nous couchons ensemble - et, espérons-le, que ce sera le déclencheur d'une nouvelle phase de ma vie, où je ne me laisse plus asservir par le désir des autres. Il me demande si je dors ici (nous sommes, pour ainsi dire, voisins), cette seule question signe un arrêt de mort, c'était la porte de sortie que j'attendais. Je me rhabille sans me presser, et lui dit que non je ne dors pas ici, j'ai besoin de dormir et que je n'ai jamais bien dormi avec lui - il ronfle, il colle et surtout il a ce corps si peu rassurant. Il ne comprend pas ce que je veux dire, ou alors si, il comprend et fait semblant - il me dit que non il ne ronfle pas, c'est qu'il était enrhumé les autres fois (il y huit mois). Je pars et marche jusqu'à chez moi. Petite tristesse mêlée de libération. Je pense à ce moment précis que si je n'avais pas été déçu par Adrien, je n'aurais pas couché avec T. et que si je n'avais pas couché avec T., goûter sa tendresse et le temps qui s'était écoulé sans dommages, je n'aurais pas suivi Matthieu. Soudain dans cette rue qui descend vers chez moi je me dis que je n'ai plus besoin de ça, d'appartenir aux autres, qu'on me regarde, de séduire. Leur assentiment ne compte pas. Je pense à mon petit clochard céleste, mon petit clochard italien, à son remerciement sincère quand il est entré dans la bouche de métro. Pour un instant bien court, ce n'est pas lui que j'avais libéré, c'était moi-même. Moi et mon désir d'être aimé, mon désir d'être désiré, moi et ma confusion. Je lui ai donné du matériel, et comme c'était par surprise je ne peux même pas dire que je me suis donné bonne conscience, non ce n'était pas ça, je m'étais libéré des paquets de gâteaux, du trop de sucre. Et c'est bien mon goût du sucre, le problème, du sucre et du piquant, du nouveau et de l'amer, cette façon de ne pas accepter la fadeur, qui est tout sauf un défaut. En lisant Eloge de la fadeur, je m'arrête sur cette phrase : "L'unique vertu est de ne jamais se laisser entraver."

Et c'est ainsi qu'une vie nouvelle commença ?