samedi 11 octobre 2008

embrasser toutes les heures (faces)


J'aimerais relire chaque livre, revoir chaque film, rejouer chaque musique que j'ai aimés, ceux qui font partie de moi. J'aimerais partager mes passages (tel paragraphe des Vagues), mes extraits (tel plan de Faces), mes airs (telle ouverture de Wagner) avec les gens que j'aime, qui me comprennent, ou parfois même, m'aiment sans me comprendre. Je n'ai jamais fait de différence entre les personnes et les œuvres. A un moment de ma vie, un livre, un film, une musique (un tableau, etc.) me bouleverse, de même que ce que dit un être me semble inédit et tellement proche à la fois. Tout est une question d'âme, un accord secret comme une mélodie où soudain la musique se fond dans l'image... J'ai été ému aujourd'hui de voir la douce présence des mes amis. Et puis je relis Sénèque, ce qui m'aide toujours. Pour la première fois depuis longtemps, et bien que je me sente très fatigué, je suis apaisé.

...
"Certains moments nous sont retirés, certains dérobés, certains filent. La perte la plus honteuse pourtant est celle que l'on fait par négligence. Veux-tu y prêter attention : une grande partie de la vie s'écoule à mal faire, la plus grande à ne rien faire, la vie toute entière à faire autre chose.
Quel homme me citeras-tu qui mette un prix au temps, qui estime la valeur du jour, qui comprenne qu'il meurt chaque jour ? C'est là notre erreur, en effet, que de regarder la mort devant nous : en grande partie, elle est déjà passée ; toute l'existence qui est derrière nous, la mort la tient. Fais donc, mon cher Lucilius, ce que tu écris que tu fais, embrasse toutes les heures ; de la sorte, tu dépendras moins du lendemain quand tu auras mis la main sur aujourd'hui. Pendant qu'on la diffère, la vie passe en courant"
Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 1 (extrait)

mardi 7 octobre 2008

these days


Now that it's time
Now that the hour hand has landed at the end
Now that it's real
Now that the dreams have given all they had to lend
I want to know do I stay or do I go
And maybe try another time
And do I really have a hand in my forgetting ?

Now that I've tried
Now that I've finally found that this is not the way,
Now that I turn
Now that I feel it's time to spend the night away
I want to know do I stay or do I go
And maybe finally split the rhyme
And do I really understand the undernetting ?

Yes and the morning has me
Looking in your eyes
And seeing mine warning me
To read the signs carefully.

Now that it's light
Now that the candle's falling smaller in my mind
Now that it's here
Now that I'm almost not so very far behind
I want to know do I stay or do I go
And maybe follow another sign
And do I really have a song that I can ride on ?

Now that I can
Now that it's easy, ever easy all around.
Now that I'm here
Now that I'm falling to the sunlights and a song
I want to know do I stay or do I go
And do I have to do just one
And can I choose again if I should lose the reason ?

Yes, and the morning
Has me looking in your eyes
And seeing mine warning me
To read the signs more carefully.

Now that I smile,
Now that I'm laughing even deeper inside.
Now that I see,
Now that I finally found the one thing I denied
It's now I know do I stay or do I go
And it is finally I decide
That I'll be leaving
In the fairest of the seasons.

Nico, The fairest of the seasons
Mes seuls moments de bonheur, je les dois à l'alcool. J'avais oublié comme il était bon de le laisser couler dans les veines. Le temps n'existe plus, la nuit nous appartient, il n'y a plus que des regards chatoyants, comme des anges qui se posent sur mes lèvres pour effacer le passé, un impossible pardon. Le lendemain, bien sûr, la gueule ouverte comme celle d'un chien en train de crever qu'il faut remplir à flots, pour recommencer jusqu'à la nuit des temps.
I've been out walking
I don't do too much talking
These days, these days.
These days I seem to think a lot
About the things that I forgot to do
And all the times I had the chance to.

I've stopped my rambling,
I don't do too much gambling
These days, these days.
These days I seem to think about
How all the changes came about my ways
And I wonder if I'll see another highway.

I had a lover,
I don't think I'll risk another
These days, these days.
And if I seem to be afraid
To live the life that I have made in song
It's just that I've been losing so long.
La la la la la, la la.

I've stopped my dreaming,
I won't do too much scheming
These days, these days.
These days I sit on corner stones
And count the time in quarter tones to ten.
Please don't confront me with my failures,
I had not forgotten them.

Nico, These days

vendredi 26 septembre 2008

esclave, le temps


Avant je me taisais. Je ne disais rien quand on enviait ma situation professionnelle. Quelle liberté ! Que j'aimerais faire comme toi ! Travailler de chez moi, fixer mes propres horaires, partir quand bon me semble... Maintenant j'ose le dire : c'est plus que difficile de n'avoir d'autre maître à détester que soi-même. Les humains deviennent des entités abstraites qui tournent comme les ailes du moulin en se renvoyant une balle invisible (comme à la fin de Blow up)

Ma situation, c'est certain, m'a donné les plus grandes joies. Par un après-midi estival, marcher dans Paris avec un ami, jouir des changements de lumière sur le parvis en sirotant un verre de n'importe quoi, chercher la beauté secrète des films, des tableaux, faire l'amour, écrire et lire des mots doux - se les répéter. Le regard ainsi libéré se fait caresse. Cet état d'abandon fut inégalable, car le bonheur a rarement conscience d'être bonheur ; et celui-ci était tout à la fois, le bonheur et son intelligence. Un instant suspendu qui durait, en somme. Cela devrait être interdit : c'est injuste d'avoir été si heureux...

A cet instant, pourtant, je vois bien que ma liberté est une fenêtre ouverte sur la plus grande des prisons, un esclavage souterrain et séduisant loin d'un bureau kafkaïen. Comment leur dire que ma liberté est un champ, que derrière le champ, il y a une forêt, qui cache un autre champ, qui cache une autre forêt, qui cache... Parfois j'ai tout de même envie de courir, de précipiter ma chute pour être vraiment perdu. Ailleurs. Loin. Pour voir - comme dirait un joueur de poker.

Mais voir quoi au juste ? Si dans un autre champ très loin, je ne pourrais pas, par hasard, être un peu meilleur et m'aimer un peu mieux ?

mercredi 24 septembre 2008

renoncement


Cela ressemblerait à une danse. Deux pas en avant, trois en arrière, deux en avant, un de côté. Après la douloureuse révolte de mon corps, je me suis finalement cassé le même jour lors d'un déménagement et la dent et l'orteil - mais je préfère dire le pied parce que c'est plus impressionnant et plus lacanien (ainsi je peux dire que cela m'a cassé les pieds, et que je m'y suis cassé les dents). J'ai rarement vu quelqu'un qui somatisait autant. Cela m'amuserait franchement, cette surprise d'avoir un corps qui dit les choses à ma place. De toute façon, je n'ai jamais rien pu cacher. Ma douleur, comme mon désir, sont transparents.

Mes récentes décisions de sagesse m'auront donc coûté beaucoup. Deux petites castrations plus loin, je me dis que je vais renoncer moins violemment à tout ce qui a fait que j'étais moi. J'ai dit à J* hier : "Je dois renoncer à ce qui est le plus beau pour être bien, un homme bien". C'est souvent comme ça, le langage, on ne sait pas ce qu'on va dire et on est dépassé par une vérité plus grande que nous, qu'on n'avait même pas soupçonnée. Donc, pour être ce fameux type bien (qu'est-ce que c'est un "type bien" d'ailleurs ?), je dois renoncer à cette recherche de la beauté, de la rencontre, de la grâce, à transcender mes amitiés amoureuses en douce et durable fraternité, Eros en Philia.

Cependant, le temps passe, le temps passe, et certains jours, je me sens si seul. Je suis pourtant bien entouré. Quelques uns sont fidèles, les autres sont aspirés dans leur vie - et comment leur en vouloir ? J'aimerais percer le mystère du cœur des hommes. Savoir si eux aussi ressentent cette solitude intérieure à certaines heures du jour, de façon impromptue et pourtant si intense, une solitude qui leur donne envie de crier, ou alors de s'allonger et de fermer les yeux pour mieux se plonger dans la nuit...

samedi 30 août 2008

le syndrome de stendhal


Il m'aura donc fallu toutes ces années pour comprendre. Tous ces livres, toutes ces pages, tous ces mots placés les uns à la suite des autres. Comment de si petites unités (un mot, ce n'est vraiment rien) peuvent-elles causer d'aussi vives douleurs ?

Il m'a fallu survivre à trois bronchites - moi qui n'en avais jamais eue - lors de la lecture de La Montagne magique l'année dernière. Au fur et à mesure de l'avancée du récit, je me sentais aussi souffreteux que le pauvre Hans Castorp qui en pleine santé rend visite à son cousin dans un sanatorium et y reste sept années... La lecture intégrale des romans de Maupassant m'a peu à peu saisi par la même forme d'hypnose. Goûtant de plus en plus son écriture précise, je me suis laissé aller à relire les passages les plus beaux (qui sont aussi les plus violents), à les relire encore jusqu'à en être tout imprégné. Peu à peu, les nuits furent moins douces. Il y eut les insomnies de 3 heures, les cauchemars de 5, et les réveils précoces de 7. Puis il y eut des tremblements au niveau du cœur. Comme dans une horloge, accroché par un long fil un peu trop fin, mon cœur se balançait dans ma cage thoracique (ce qui doit être physiquement impossible, mais qui est bel et bien la sensation que je ressentais alors). Et puis les crises sont devenues plus nombreuses, diurnes, jusqu'à quatre par jour. La certitude que ma mort était proche était mon seul recours, car cela n'avait rien d'effrayant, au contraire. Ah ! Enfin, quelque chose donnera enfin un sens à cette vie... Voilà ce que je me disais. Quand une amie a reconnu ses propres symptômes à ma description, elle m'a offert un antidote imparable : pouvoir nommer le mal était déjà lutter contre lui. Ainsi, le poison et le contre-poison étaient identiques. Ce qu'elle a dit ? Crise d'angoisse. L'angoisse de Maupassant. L'angoisse d'être enfermé dans des projets professionnels stériles. L'angoisse d'une vie de couple agonisante. L'angoisse d'un déménagement qui n'en finit pas. L'angoisse d'un meilleur ami qui devient gravement paranoïaque. L'angoisse de ne plus être aimé, et de ne plus aimer non plus. Le mois d'août parisien aura été une prison de plus. Mais il aura suffi que cette amie me dise ce mot, que je sache, pour que mes poumons et mon cœur retrouvent en partie leur fonction et leur efficacité naturelles. Maintenant, je les guette, mes crises, et je les calme avant même qu'elles n'aient commencé. Elles viennent à des moments précis, avant le déjeuner quand je manque de force, en fin de journée quand je sens que le temps a passé et que je me demande si j'ai assez vécu, et la nuit - les plus vives sont la nuit. Elles font parties de moi à présent, ces crises. Je les dompte, je les caresse, je les respecte : elles sont la juste révolte de mon corps contre les chaînes que je m'impose.

Quant au syndrome de Stendhal, psychiatriquement reconnu, c'est celui que ressentait l'auteur du Rouge et le noir devant des œuvres en Italie, des œuvres dont la beauté était si forte qu'il était gagné par des vertiges, palpitations, tremblements. Le plaisir et la douleur en même temps. Sagement, j'ai remis la lecture des deux derniers romans de Maupassant à plus tard. Je me noie à présent dans Murakami, cela me semble moins dangereux. Mais dieu sait sur quel rivage il me mènera...

jeudi 7 août 2008

une si douce violence


Quoi ? Tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux: non, non, la constance n'est bonne que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première, ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout, où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence, dont elle nous entraîne ; j'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle, n'engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages, et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait ; à combattre par des transports, par des larmes, et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur, et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour; si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin, il n'est rien de si doux, que de triompher de la résistance d'une belle personne ; et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Molière, Dom Juan, Acte I scène 2

mercredi 16 juillet 2008

vacances


Voyager. Travailler. Voyager. Travailler. De festival de cinéma en concert à Milan, de Berlin au sud de la France, j'ai oublié comment être chez moi - à Paris. C'est bien simple, je travaillais davantage quand j'étais officiellement en vacances ! Dans une latence propice à la mélancolie, je recule des obligations qui n'en sont pas vraiment. J'attends quelque chose qui ne viendra pas et qui me serrera le coeur en septembre par son absence même.

Comme le temps est volatil l'été... Allons, allons, reprenons-nous : il faut faire quelque chose...

lundi 26 mai 2008

entre le jour et la nuit au bord de la mer


J'ai compris peu à peu qu'écrire sur mes amours était un miroir trop aisé à leur réalisation et que, peut-être, si je n'avais pas à les écrire, je ne les vivrais pas. En tout cas, pas tous, pas comme ça. J'ai assez nettement cessé de rencontrer de nouveaux garçons (tout est dans le "assez", bien sûr). J'ai mis un terme à plusieurs histoires qui me noyaient dans ma vie. J'ai repris le travail avec ferveur. J'en ai presque oublié mon narcissisme et mon goût de l'intrigue. Bien sûr, j'ai revu ce garçon, un vrai amant régulier à la Garrel, je me suis laissé tenté par tel autre, j'attends de retourner à Berlin vers Th. auquel je pense toujours avec tendresse et désir. Et puis je ne sais pas, j'ai vu beaucoup de films, j'ai vu beaucoup d'amis ; c'est si rassurant les films et les amis.

Pourtant, au 6e étage d'un immeuble avec terrasse donnant sur la mer, je me suis abandonné à nouveau à une forme de l'amour. Ce n'était certes pas un inconnu, ni tout à fait un ami, mais quelqu'un que je voulais depuis longtemps mieux connaître. Nous nous sommes d'abord assis à la lisière de la plage, là où tout est possible, notamment ne pas se salir tout en profitant du paysage. Je devais rentrer, il m'a accompagné, suivi presque. Aucun de nous deux ne savait ce qui allait arriver. J'étais heureux de le voir, et lui aussi je crois. Je crois seulement car il ne sourit jamais. Sa tristesse n'est pas le moindre de ses charmes. Son prénom et son teint religieux se prêtaient bien à cette soirée sur la côte, une soirée passée à regarder le soleil se coucher sur la terrasse. Le ciel était immense, infini. C'était si bouleversant de se perdre dans le paysage que nous n'avons pas parlé pendant vingt bonnes minutes. Nous sommes restés là à attendre que le soleil passe derrière la montagne. Quand il ne restait plus qu'une traînée rosée, je l'ai embrassé. Je l'ai peut-être embrassé parce que je n'avais rien à lui dire. Ou peut-être comme un joueur - "pour voir". Il a cédé à mon baiser. C'était un baiser très doux, que je voulais comme mon désir, profond, durable et d'une douceur infini. Seule la sonnerie de son téléphone a mis fin à cet instant volé, nous ramenant brutalement au réel. Puis il m'a dit : il y a beaucoup de gens entre nous. Ce qui est vrai. Pourtant, j'avais envie de lui dire que non, qu'il n'y avait ici que lui et moi. J'ai cru qu'il mettait ainsi élégamment fin à notre étreinte ; au contraire, c'est lui cette fois qui m'a embrassé. Nous n'avions pas quitté la terrasse posée au beau milieu du monde dans un équilibre précaire. Bientôt, nos belles chemises sont tombées et nos peaux se sont frôlées avec la même douceur. Son corps était d'une beauté à mes yeux inédite. La perfection de sa musculature fine était quelque chose que je n'avais jamais particulièrement désiré. Et soudain, j'avais en face de moi le garçon le mieux fait du monde. C'était une statue grecque devant le soleil couchant sur la mer. Je touchais sa poitrine et sentait ma main glisser d'elle-même, enivrée par cette beauté à laquelle je prenais goût. Plus tard, notre nudité nous a obligés à entrer dans la salle de bain. Il ne nous a pas regardés dans le grand miroir. Je lui en ai été reconnaissant. Il a fermé les yeux et s'est enfin abandonné. Parfois il me regardait, et c'était comme la première fois. Il me regardait en face. Peut-être ce plaisir que nous nous sommes donnés nous permettra-t-il de nous atteindre. Peut-être que grâce à la beauté de la mer ce soir-là, nous deviendrons amis. Ou alors de vrais amants, de vieux amants ; je garderais en moi encore longtemps l'image de son corps de statue respirant ; je l'embrasserais encore très doucement, pour ne surtout pas le briser.

mercredi 20 février 2008

lettre à T. (nuit sans sommeil à Berlin)


Le bruit des roulettes de la valise sur le pavé parisien était triste ce matin-là, un lundi d'hiver ensoleillé pourtant. Il avait tellement de choses à faire, de travail à accomplir, alors il savait qu'il n'aurait plus le temps d'être triste plus tard. Sur le pavé, juste avant d'entrer dans son petit studio blanc du 18e arrondissement, il s'était donc abandonné à sa pensée nostalgique. Il pensait encore à Berlin et à ce garçon - à présent indissociables. T. lui avait dit qu'il valait mieux trop parler, plutôt que le silence. Il pourrait le prendre au mot et se laisser aller à l'impudeur. Mais non il ne chantera pas du Jacques Demy, il n'en gardera que la douceur quand les couleurs se fanent pour devenir décor enneigé. Il faut trouver la juste distance - la bonne proximité ? - alors il en fait un peu trop, en souriant peut-être, mais cela n'exclut pas la sincérité, n'est-ce pas ? Il sourit aussi de penser que cette histoire est arrivée mille fois à d'autres, à l'un, à l'autre, et qu'ils ne se connaissent pas tant que ça - c'est ce que, du moins, le garçon lui avait dit avant de passer, tout de même, une journée entière avec lui - une journée et une nuit dans son lit. Il se plaît à croire aux possibles, aux retrouvailles, aux éventuels prochains voyages de l'un ou de l'autre, il se complaît même déjà, à peine débarqué, à jeter un œil sur les billets d'un avion qui aujourd'hui encore les sépare mais qui dans une semaine, dix jours, un mois pourrait les réunir à nouveau - Paris et Berlin, lui et T. Et puis il se reprend, il trouve cela ridicule, et puis il se dit qu'il n'a pas peur du ridicule, alors oui pourquoi pas, et puis il se dit que... non, il ne se dit plus rien, il s'agace lui-même et retourne à son travail. Il n'a toujours pas dormi et porte les marques de la nuit d'avant, celle où lui, pas très sérieux, a suivi un autre garçon pas très sérieux...

Il trouve tout de même cela drôle que le garçon lui ait dit qu'il n'était pas fait pour l'écriture. Il a pensé lui dire qu'il pouvait lui faire un dessin ou pourquoi pas un haïku, que chacun trouverait son moyen de parler à l'autre et qu'ainsi ils se connaîtraient peut-être vraiment, un jour. Mais la porte du métro s'était déjà refermée. Il n'a rien dit. Alors il trouve cela drôle que de lui-même le garçon lui offre un haïku - et touchant aussi. Il ne veut rien promettre et ne rien faire promettre, mais il aimerait que le garçon soit là, le regarder et l'écouter encore. Il rêve d'une autre journée volée au temps, une journée où ils ne verraient pas la lumière, où il n'y aurait plus d'obscurité, juste la douceur d'une rencontre qui tout à coup aurait pu durer...

Il s'était levé à Paris ce mardi-là. Le soleil l'éblouissait par la fenêtre. Pourtant, il avait les pieds froids.

lundi 4 février 2008

les choses inutiles


Je prends un malin plaisir, après un travail long et difficile, à perdre du temps. Et puis qu'est-ce que c'est d'abord que perdre du temps ? Qui peut le savoir qu'un temps sera perdu ou gagné ? Alors, suivant ma morale - il n'y a rien à gagner ni à perdre - je me laisse guider par les événements.

Je vais voir tel film auquel je ne tiens pas vraiment parce qu'il passe à telle heure à tel endroit et que j'y suis, et je suis surpris de l'aimer. Je passe du temps avec tel garçon qui habite tout près de chez moi, et je suis surpris de pouvoir être aussi complice aussi rapidement. Je reste, ivre, devant la porte cochère près d'un bar pour séduire tel autre qui ne veut pas m'embrasser mais qui dit m'aimer déjà, et je suis surpris de l'aimer moi-même déjà un peu. Nous rejouons la même scène à l'infini. Etre au bord de s'embrasser, au bord de s'aimer, au bord d'un faire qui nous ferait basculer ailleurs, quelque part... Là, nous jouissons du nulle part : il n'y a pas de mots pour dire ce que nous sommes l'un pour l'autre. Il y a dans ces intentions dénudées de toute action une beauté particulière. Si seulement tout pouvait toujours rester beau et inutile.

lundi 28 janvier 2008

l'amour de l'opium


Il me dit que, après l'amour, je suis comme un fumeur d'opium dans les faubourgs de Shanghai. Je m'endors sur le côté, profondément, là où tout est blanc et beau. Je le sais que c'est le plus doux des moments, cette plage, petit espace-temps volé au temps lui-même.

Il me dit que, après l'amour, je suis comme un fumeur d'opium et, pour la première fois, je me vois comme je suis : un drogué, à la recherche de ce bonheur-là, être alangui auprès d'un corps chaud et aimé... Car que chercher d'autre dans les rues du marais et les faubourgs d'Internet si ce n'est un corps contre qui se lover, goûter un instant à l'absolution, à l'oubli ?

Le fleuve en moi se réveille. Cela fait un mois que je suis fidèle. La sexualité d'un vieux couple est toujours belle mais trop rare, et je sens comme une douleur au creux du ventre. Chaque image érotique sur les murs de la ville, chaque bout de peau d'un acteur aperçu dans un film de cinéma, chaque corps frôlé à la piscine, est une tentation déchirante. Je souffre et me sens seul.

Je veux sortir de chez moi, séduire une nouvelle âme, conquérir un nouvel esprit, gravir un nouveau corps, mais je ne sais que trop bien que cela ne s'arrêtera jamais, que je suis prisonnier d'un cycle et qu'il me faut fixer un mur à mes désirs. Je veux sortir de moi, de mon corps, retrouver la plage blanche auprès du corps chaud, sentir le souffle aimé contre ma nuque. Je veux et ne veux pas. Mes entrailles se déchirent. Je respire profondément et vais me cacher dans le noir - attendre, en souffrance, au beau milieu des faubourgs de Shanghai.

vendredi 11 janvier 2008

paysage figé par la fenêtre


Le temps avance, calme.

Je m'emploie, loin de Paris, à donner à ma vie le charme d'une ritournelle répétée à l'infini. Je crée des petits rituels ; je me lève et me couche toujours aux mêmes heures, lis le matin et le soir, regarde un film après le dîner. Réglé comme une vieille horloge, je travaille, j'avance. Je m'arrête parfois sur cette pensée : comme il est facile de se passer de l'agitation parisienne.

Aucun désir n'est venu troubler le repos de mon âme. Cela pourrait ressembler à un tombeau. Ma vie intellectuelle, pourtant, n'a jamais été si vivante.

vendredi 4 janvier 2008

éloge de la fadeur (la valse des amants)


Je me suis laissé guider une fois de plus en attente d'un signe qui n'a pas cessé de ne pas venir. A chaque nouvelle année, cette tradition, un peu sotte mais assez utile (car oui la sottise est utile), de se dire qu'on sera meilleur demain qu'hier. En somme, c'est ce que je me dis tous les jours depuis plusieurs mois déjà, plusieurs mois parcourus non pas par une dépression profonde (parce qu'il faudrait dès lors remonter) mais par une petite tristesse qui traîne, à la surface. Je regarde ma vie avec un détachement certain. Mieux : je regarde mon corps, moi en train d'agir, comme si c'était un autre, une expérience dont mon esprit pourrait tirer profit, apprendre - et je le regarde se perdre avec un étrange mélange de délice et de douleur. Si on admet que la figure du baroque est le miroir (la vérité est le reflet) et que celle du maniérisme est le voile (qui cache un voile qui cache un voile qui cache un voile... : il n'y a donc pas de vérité), ma vie serait en tout point maniériste, une sorte de cycle qui tourne et se répète en de multiples jeux d'échos privés de sens (le premier son en avait-il seulement un, de sens ?). Le sens, c'est la signification et la direction. Et puisque mon corps et mon esprit (je n'ose dire mon âme, pour ce qu'il en reste) sont détachés, il faudrait bien que je lui donne, de force, un sens. Mais avant tout, qu'est-ce c'est, cette répétition infernale ?

Evidemment, au cœur de mes doutes, il y a comme toujours mais plus pour longtemps, espérons-le, les garçons. Par un curieux enchaînement, une déception a amené des retrouvailles qui ont amené une déception qui a amené des retrouvailles... (toujours l'histoire du voile). Face à Adrien qui n'a pas esquissé un mot de remerciement pour les deux semaines pendant lesquels je l'ai logé et écouté, je me suis souvenu de T. avec qui il avait beaucoup en commun, cet orgueil démesuré, leur jeunesse qui se donne des airs de sagesse, jusqu'à une beauté un peu trop grande et qu'ils ne peuvent pas porter (ou plutôt : les abaisse à un narcissisme qui leur interdit toute possibilité d'une amitié sincère). Mais T., sa douceur, son intelligence, son goût sûr, s'est soudain vu revalorisé par la comparaison. Pas de nouvelles depuis 4 ou 5 mois - après une énième petite dispute, car il est caractériel et cyclothymique, mais cela fait partie de son charme ; pourtant, un seul message aura suffi à le faire réapparaître quelques heures plus tard. Il faut dire que c'est un des grands amours de ma vie, et que pendant quelques semaines, il y a un peu plus d'un an, fin août début septembre, nous nous étions vraiment aimés, et j'avais cru, peut-être, vivre avec lui quelque chose comme l'éternité. Il est donc entré dans ce bar où je l'attendais sans l'attendre. Il est venu vers moi, illuminé de l'intérieur, et j'ai constaté qu'il était toujours beau - je l'avais un temps qualifié de plus beau garçon du monde, oui j'étais très amoureux. J'ai constaté surtout qu'il était brillant, que sa parole se dévidait avec bonheur, j'aimais ce qu'il disait, sa façon de le dire, et ce qu'il me faisait dire. Car pour être à la hauteur de sa beauté, il m'a toujours fallu être plus intelligent avec lui - et je vois combien cette phrase est cruelle pour moi, narcisse dégénéré, et pour les autres, ceux, moins beaux peut-être mais qui m'ont aimé tellement mieux. De bar en bar, de bière en bière, nous avançons dans la nuit noire, lui, mon éternel ami P., et moi, le sourire aux lèvres (c'est l'expression préférée de T., qui prendra un malin plaisir à la prononcer dès sa première phrase, comme une marque de reconnaissance entre nous). Toujours aussi imbu de lui-même, T. jouera de l'attirance qu'il sait provoquer et humiliera P. Puis nous partirons le glorieux et moi revivre une scène déjà vécue seize mois plus tôt. Chez lui, nous nous déshabillerons doucement, nous nous regarderons, et il dira : nous sommes de vieux amants, maintenant. Il me dira aussi que nous avons grossi, et je me tairai pudiquement, parce que je sais qu'il n'a pas de mémoire, que je n'ai pas grossi, mais que lui, oui, par contre, a pris quelques kilos. Soudain, ainsi révélé, le glorieux fantasque, sans plus d'orgueil, me dira : je veux te faire jouir, je veux ce que tu veux, dis-moi comment t'aimer. La facilité du contact de nos deux peaux, la tendresse soudaine d'une nuit partagée, le petit matin rêveur parcouru de baisers - voilà ce qu'a été notre nouvelle rencontre, la même et une autre. Quand je suis sorti de chez lui, j'avais le sourire aux lèvres. Tout avait été d'une si belle inconséquence.

Pourtant, j'avais décidé de ne plus jouer, de ne plus me laisser guider par mon corps, ou plutôt : de ne plus laisser mon corps répondre aux attentes des autres. Mais je ne sais pas dire non. En hommage à un amour passé, mais bien présent, j'ai cédé à T. Comment le regretter? La semaine suivante, en son absence, j'ai voulu rejouer cette nuit sans sommeil. P. n'était pas là non plus, et ma valeur morale était en vacances avec lui. J'ai donc erré sans but, en refaisant le même trajet, de bar en bar, mais à vide. Je me souviens de mon ivresse, de cette impression de me voir de haut en train d'entrer dans la cave infernale. Je me souviens d'un baiser, de deux, de trois dans cette cave où je reconnaissais sans connaître quelques ombres du passé. En sortant soudain seul, un couple me demande son chemin. Un des deux me regarde, de face - il dévore mon âme du regard, le vampire. Et moi, ivre, je leur donne des indications parcourues de baisers. Le deuxième tourne la tête, se moquant de nous, et de nos baisers. Oui il faut descendre ici et marcher... (je l'embrasse)... dix minutes ... vous êtes ensemble ?... (je l'embrasse)... Ton copain est très beau, dis-je à celui que j'embrasse une dernière fois... Il se passe des choses étranges à cette heure-là de la nuit, juste avant le matin, quand il n'est plus tard et pas encore tôt. Je les regarde partir, ces deux beaux garçons, jeunes et étrangers, vers leur hôtel. Pas un instant, je n'ai pensé à les suivre. C'était un baiser gratuit, sans attente, presque fou. Je marche quand je vois qu'un autre garçon me suit, lui aussi il vient d'ailleurs, il est Italien, et il n'a pas l'air de jouer dans mon camp (lire : sexuel). Pourtant, il me suit, me parle, prend le bus de nuit qui passe là par hasard et entre chez moi. Je ne sais pas à quel moment j'ai dit oui à quoi, d'ailleurs je n'ai peut-être rien dit. Il ne me plaisait pas, il ne me déplaisait pas non plus. Il s'est déshabillé, m'a assuré qu'il aimait les femmes, m'a montré son sexe me demandant une approbation. Je riais sous cape et n'osait lui dire qu'il bandait mou, que non son sexe n'était pas si gros et qu'il pouvait arrêter de me parler des femmes. Pourtant il était triste ce garçon. Devant son sexe vaguement dressé, je ne me suis pas prosterné comme il l'attendait. Il n'était pas vexé, il continuait à me parler de sa vie à Paris, et puis soudain il m'a dit qu'il avait faim. J'ai sorti tout ce qu'Adrien avait acheté la semaine précédente et qui me dégoûtait un peu parce qu'il avait rempli mon frigo en me disant "nous sommes quittes", alors que je n'attendais nullement du matériel de lui et que nous n'étions définitivement pas quittes - mais cela m'apprendra à accueillir les gens avec trop de ferveur. L'Italien, donc, dévorait pendant que je pensais à Adrien, à T., à ce sexe nu qui n'allait pas servir - et l'idée de ce type nu dans ma cuisine me faisait rire franchement à présent. Il me demanda ensuite s'il pouvait se laver, et je compris seulement à cet instant ce que mon état d'ébriété ne m'avait pas permis de voir - et ma bêtise bourgeoise, il faut bien l'avouer. Ce type, nu devant moi, était là pour coucher parce qu'il voulait manger, se laver, de l'argent. Il n'osait pas le dire, il ne l'avait jamais fait, mais c'était ça. C'était un clochard, un déluné, tombé là chez moi par hasard et qui n'avait nulle part où aller. A cet instant, jamais corps offert à mes yeux - et ce malgré sa beauté - fut moins sexuel. Il se lava, je lui fis des provisions et puis nous sortîmes dans la rue. C'était le matin. Je pris de l'argent, lui tendis, mais il n'en veut pas, alors je lui glisse dans la poche, il a honte, il détourne les yeux, il est ému, il me regarde, il disparaît dans la bouche du métro. J'espère qu'il n'oubliera pas la leçon de morale que je me suis permis de lui donner quand, nu, il m'est apparu comme ce qu'il était : mon enfant, lui ai-je dit, ne fais pas de choses que tu regretterais, ce n'est pas toi, tu n'es pas heureux d'être... je ne sais pas quel mot sortit alors de ma bouche mais je me souviens bien avoir évité celui de prostitué. Je crois qu'il m'écoutait vraiment, et qu'il était touché par ces paroles que l'alcool, la tristesse et une soudaine tendresse, immense, faisaient jaillir hors de ma bouche, car il me répondit que oui, j'avais raison, et qu'il n'y avait pas pensé aussi nettement mais que, à présent, il en était sûr, il serait mieux au pays, loin de Paris. Au petit matin, je me suis couché nu, je n'avais pas fait l'amour, et je n'étais pas encore capable de jouir de l'ironie de la situation : j'avais payé quelqu'un pour ne pas coucher.

Cet épisode aurait dû me servir de leçon. Le dernier amant de 2007 était un non-amant. Pourtant je suis retombé dans les pièges du passé, sans doute poussé par la force que m'avait donnée T. Cet autre "vieil amant" qui m'avait déçu jadis me recontacta avec ferveur. Alors que nous avions décidé de nous voir aujourd'hui, hier par hasard (mais il y a si peu de hasard), nous nous sommes retrouvés dans le même bar. Toujours avec P., nous avons parlé, rejoué un nouveau trio. C'était Matthieu, P. et moi, à moins que ce ne fut le passé, le présent et moi perdu au milieu. Matthieu est cultivé, brillant, charmant. Je ne peux toutefois pas m'empêcher d'être un peu agacé par ses phrases toutes faites, qu'il a déjà dites et redites, ces anecdotes à n'en plus finir que je connais par cœur. Je fais comme si c'était la première fois, car je suis trop poli, ou un peu con, ou pas assez courageux sans doute. En tout cas, ce qui le sauva, il prononça exactement la même phrase que T. trois semaines plus tôt : "On va chez moi ?" Tout est dans le mélange de certitude, de tyrannie, oserais-je dire, et dans ce petit doute, un point d'interrogation qu'un autre, plus ivre, n'aurait pas entendu, ce point d'interrogation final, traînant, que T. comme Matthieu ont en commun. La phrase magique me fit l'effet d'une révélation et mon corps cessa de se défendre. Seulement, une fois chez lui, je me suis souvenu de qui était Matthieu. Ce n'était pas un très bon amant d'abord, et ça je l'avais vraiment oublié. Il me dit qu'il me veut, il me prend, il me parle, des mots que je trouve un peu ridicules. Finalement le plaisir vient, parce que mon corps est facile et que mon état d'abandon est, comme toujours, total. Mais la déception, plus profonde, qu'il m'avait causée était d'un autre ordre, elle était morale. Non, ce n'est pas un ami fidèle, il ne fait rien brûler en moi et je me dis à ce moment-là qu'il ne m'intéresse d'ailleurs plus comme ami, ce qui est le signe que c'est la dernière fois que nous couchons ensemble - et, espérons-le, que ce sera le déclencheur d'une nouvelle phase de ma vie, où je ne me laisse plus asservir par le désir des autres. Il me demande si je dors ici (nous sommes, pour ainsi dire, voisins), cette seule question signe un arrêt de mort, c'était la porte de sortie que j'attendais. Je me rhabille sans me presser, et lui dit que non je ne dors pas ici, j'ai besoin de dormir et que je n'ai jamais bien dormi avec lui - il ronfle, il colle et surtout il a ce corps si peu rassurant. Il ne comprend pas ce que je veux dire, ou alors si, il comprend et fait semblant - il me dit que non il ne ronfle pas, c'est qu'il était enrhumé les autres fois (il y huit mois). Je pars et marche jusqu'à chez moi. Petite tristesse mêlée de libération. Je pense à ce moment précis que si je n'avais pas été déçu par Adrien, je n'aurais pas couché avec T. et que si je n'avais pas couché avec T., goûter sa tendresse et le temps qui s'était écoulé sans dommages, je n'aurais pas suivi Matthieu. Soudain dans cette rue qui descend vers chez moi je me dis que je n'ai plus besoin de ça, d'appartenir aux autres, qu'on me regarde, de séduire. Leur assentiment ne compte pas. Je pense à mon petit clochard céleste, mon petit clochard italien, à son remerciement sincère quand il est entré dans la bouche de métro. Pour un instant bien court, ce n'est pas lui que j'avais libéré, c'était moi-même. Moi et mon désir d'être aimé, mon désir d'être désiré, moi et ma confusion. Je lui ai donné du matériel, et comme c'était par surprise je ne peux même pas dire que je me suis donné bonne conscience, non ce n'était pas ça, je m'étais libéré des paquets de gâteaux, du trop de sucre. Et c'est bien mon goût du sucre, le problème, du sucre et du piquant, du nouveau et de l'amer, cette façon de ne pas accepter la fadeur, qui est tout sauf un défaut. En lisant Eloge de la fadeur, je m'arrête sur cette phrase : "L'unique vertu est de ne jamais se laisser entraver."

Et c'est ainsi qu'une vie nouvelle commença ?