lundi 5 novembre 2007

le recul du monde


Cette chose étrange parfois de vivre la vie là où elle est comme la seule possible.

Il y a deux semaines, j'avais secrètement peur de partir si longtemps, certes pas si loin du petit monde parisien que j'ai pierre à pierre bâti, mais tout de même ailleurs, isolé, comme en exergue. Peu à peu, le téléphone s'est éteint, le rythme automnal des jours au bord de la seine a teinté mes journées d'une mélancolie nouvelle, et j'ai oublié la vie d'avant avec une facilité déconcertante. Ce lieu, ce temps est devenu ma vie... Peut-être est-ce dû à une rencontre en particulier, car s'il y a l'ensemble des rencontres d'une vie, il y en a quelques unes à part, impossibles, innommables qui nous enlèvent à la vie elle-même. Oui, c'est cela, pendant deux semaines, j'ai été enlevé.

J'entre dans cette grande pièce boisée. Il y a un jeune homme qui me salue dans une langue étrangère. Il est australien. Il est grand, blond, presque chauve, les yeux bleus, il a 30 ans, et il me sourit. Je m'attendais à rencontrer quelqu'un d'autre, mais c'est lui qui est là. Les mots sortent de ma bouche et, à ma grande surprise, pour la première fois peut-être, mon anglais hésitant forme des phrases, de vraies phrases tel que j'aurais pu les penser en français. Il me propose très vite de faire le tour de la propriété. C'est très gentil de sa part, voilà ce que je me dis. Je me dis aussi que je ne vais pas m'ennuyer, que les gens ont l'air particulièrement gentil dans ce no man's land dédié à compter les jours qui passent. Nous nous retrouvons dans une chambre de verre au beau milieu de la forêt. Il me regarde. Son regard me brûle, me tue et me ressuscite en un battement. Pour la première fois, je pense que je lui plais et que sa gentillesse n'est pas tout à fait (et si j'ose dire) gratuite. Et puis, le vrai regard, celui qu'on rend : je le regarde dans les yeux et le temps s'arrête. Nous reproduirons bien des fois ce regard droit, frontal, à la dramaturgie parfaite : au début nous sourions, nous nous disons avec les yeux à quel point nous voulons nous embrasser, et puis nous essayons de percer l'âme de l'autre, et la sensation est si forte et si partagée que nous sommes au bord de pleurer, tous les deux, en même temps, et enfin vient mon moment préféré, celui où nous n'avons peur de rien, où nous ravalons nos larmes en souriant, en fixant l'autre fièrement comme pour lui dire : regarde la force de mon amour.

Dans la pièce même où nous nous sommes rencontrés, il m'écrira des messages. Chacun est devant le mur de son ordinateur, nous faisons en sorte de ne pas nous regarder, je ne suis pourtant qu'à deux mètres de lui, des ombres passent, nous échangeons des mots au bord d'être érotiques pendant des heures, et je dois cacher les effets d'une sensualité qui n'en finit pas de s'ébaucher, la rougeur sur mon front, un frémissement de mes lèvres, un sourire trop transparent qui veut s'échapper et que je retiens... Ainsi côte à côte, nous reportons sans cesse le moment du premier baiser. Il doit arriver, ce moment, nous le savons bien, et nous prenons un malin plaisir à faire durer cette attente toute la journée. C'est dans la cuisine, au moment de mettre le plat au four, qu'il s'approchera de moi après s'être cogné la tête (il est vraiment grand), et que nous nous embrasserons.

Combien peut durer le temps d'un baiser ? Il me semble que ce baiser a duré deux semaines. Aujourd'hui, envolées les deux semaines, mes lèvres sont sèches. Ce n'est pas rien pourtant deux semaines. C'est ce que je me répète, on ne peut pas se tromper deux semaines. Deux jours, oui, on peut aimer quelqu'un par erreur pendant deux jours, mais pas pendant deux semaines...

Définitivement, il n'est pas du tout mon genre : je n'aime particulièrement ni les cheveux blonds, ni les yeux bleus, ni les gens trop grands... Son corps maladroit le rend comique. Il rit trop fort. Il sent trop fort. Alors, quoi, je ne sais pas... Ce qui peut nous attirer vers quelqu'un, et qui nous dépasse... Peut-être est-ce son léger strabisme, car c'est quand il me regarde de face que je deviens fou, complètement fou.

Curieusement, je me suis détaché de l'idée même d'avoir des amants de retour à Paris. Par une sorte de fidélité absurde, donc belle. Curieusement, car l'amour physique n'était pas si important. Il y a certains jours où nos corps ne se sont pas rencontrés, ou tout juste effleurés - nous nous retrouvions au fond de la cabane, dans une chambre la nuit, nous prenions plaisir à recommencer des actes sexuels que nous ne finissions pas toujours. L'embrasser plutôt que jouir. Le sentir plutôt que le prendre. Pendant ces deux semaines, troublé par cette relation, lui qui n'est plus habitué à aimer, il ne bandait pas. Il était excité, il me faisait jouir - mais seul. Après quelques jours, peu à peu, je sentais son sexe renaitre dans ma main, dans ma bouche, mais il ne jouissait toujours pas. Peut-être était-ce l'ordinateur sur ses genoux, le fait d'être loin de chez lui, ou cette relation qui le dépassait visiblement... Ce long (ré)apprentissage du plaisir mit exactement deux semaines : c'est le dernier jour, avant mon départ, qu'il a joui pour la première fois, sexe contre sexe. J'aime à voir dans cette image dont on me pardonnera la crudité un passage de force vitale. Au moment de partir, j'avais réussi à faire de lui un amoureux et un amant. Il était lui-même, puissant et prêt à affronter mon absence. Juste avant mon départ, nous nous sommes retrouvés dans une chambre vide, juste pour nous regarder et nous serrer. Nous avons décidé de ne pas pleurer. Après tout, dans une semaine, nous nous retrouverions pour quelques jours volés au temps qui passe...

De retour dans les bras de mon mari, je suis surpris que cet amour neuf n'ait pas entravé ma passion officielle. Au contraire, je suis comme un mur, un mur fissuré en deux. Un jour, il faudra peut-être que je choisisse, partir ailleurs avec l'un, rester ici avec l'autre. Pour l'instant, les deux parties du mur se soutiennent... Je sens la vie qui coule dans mes veines et je pourrais en mourir de vouloir gouter l'éternité et avec l'un et avec l'autre. Mais pour l'instant je vais atrocement bien... être avec l'un, attendre l'autre, tout me rend heureux...

En attendant que je m'effrite ?

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Vous pardonner la crudité de cette image ? Elle est si belle et si forte que je ne vois pas comment quiconque pourrait vous en faire reproche !...

Je me pose toujours de bêtes questions en vous lisant, mais je suis à chaque fois tellement frappé par la force (encore ! oui, je manque de mots pour vous flatter) qui se dégage de vos récits que ces questions se dissipent d'elle-mêmes, superflues... à chaque fois, le récit cristallise l'essentiel, et c'est à chaque fois une évidence...

love streams a dit…

je rougis, je rougis et je rougis.

Anonyme a dit…

Il ne faut pas, voyons ! Même si cela vous va certainement à ravir ;)