vendredi 12 octobre 2007

le déversement


Hier, je suis retourné chez Moustache, un restaurant libanais dans lequel je dîne à chaque fois que je reviens à New York. Aujourd'hui, j'ai visité le Musée de Brooklyn pour constater que les Rodin avaient changé de place mais que je me souvenais très bien de la peinture européenne du troisième étage. Même le Met où je suis allé me perdre une journée entière mardi n'a plus de secret, je sais où se situe telle ridule ou telle veine sous l'oeil d'un Rembrandt, où se reflète telle lumière sur un Vermeer. Et puis j'ai marché, j'ai reparcouru Canal Street, j'ai remonté Christopher Street du Village à Chelsea, j'ai rejoué à errer sans but dans Central Park, j'ai repris parfois les mêmes photographies, celles qui sont devenues mes souvenirs, dans l'espoir de peut-être y dénicher, plus tard, après une comparaison approfondie, une infime différence. Non, New York n'a pas changé, et si l'émerveillement niais des premières fois s'est peu à peu et presque totalement absenté de mon regard je peux dire qu'à présent je l'aime d'un amour adulte. Je sens le sang battre dans ses artères, la chaleur de son cocon. Je m'y sens en sécurité, à la fois familier et étranger - donc doublement protégé.

Tout à l'heure, j'ai refait l'amour avec un ancien amant, un très ancien amant, un de mes tous premiers. La première fois que nous avons fait l'amour, c'était à Paris, il y a quatre ans, tout était gracieux et évident. Dans le peu de temps que nous avions, il a fallu brûler et je garde de cette après-midi de canicule un souvenir particulier. Ce n'est pas la première fois que j'éprouvais du plaisir, non, mais c'est la première fois que j'éprouvais un plaisir bien précis : celui des amours clandestines, un partage par le corps total et immédiat. Nous n'aurons que ça dans cette vie ? Et bien, soit, brûlons et aimons-nous. Voilà ce que disait l'union de nos deux corps. Plus tard, ses messages tendres, puis nos deux ou trois rendez-vous, clairsemés et pas toujours sexués, m'ont conforté dans l'idée que cette relation était spéciale. J'en ai sans doute connu beaucoup d'autres depuis, et des plus fortes, mais c'est lui qui m'a donné ce goût de l'infidélité joyeuse.

Quand je suis entré chez lui tout à l'heure, il a allumé la télévision comme d'autres auraient mis de la musique romantique. Sur l'écran, c'était un film pornographique des années 1970, un film mignon certes, mais cette clarté de son désir m'a immédiatement révulsé : il voulait coucher et avait libéré sa pause déjeuner de jeune homme d'affaires pour cela. Nous avions une heure, il fallait faire vite. J'ai senti cette première image sur l'écran comme un viol. Quand il est sorti des toilettes, il n'avait pas fermé sa ceinture, pour aller plus vite, me suis-je dit. Il y avait quelque chose de répugnant dans sa présence devant moi, ceinture pendante. Je me suis dit que j'allais partir, que j'allais dire non, et puis il m'a dit deux ou trois mots gentils qui m'ont rappelé celui que j'avais connu, celui-là même qui m'écrivait des mots tendres de temps en temps. Je l'ai laissé m'embrasser. Mal. Sa langue dure dans ma bouche. Ses lèvres trop molles. Le mouvement irrégulier. Je ne pensais qu'à la conversation que j'avais eu avec C* dans le train il y a quelques jours sur les bons amants : on le sait dès le baiser, s'il y a accord ou pas. Je me suis laissé guider sur le lit, prêt à me refuser à tout instant, en sachant bien que plus j'attendais, plus ce serait cruel. Et puis il avait la peau douce. Et puis il a utilisé une des armes contre lesquelles je ne peux rien faire. Et puis nous avons couché (et non fait l'amour, ce serait salir les autres qui m'ont vraiment aimés). Il a déplacé la porte de son placard de sorte que le miroir reflète le lit. Il avait dû étudier précisément la position du miroir, avec beaucoup d'autres, ai-je pensé. Il a sorti du gel, un énorme tube dont je n'ai pas voulu regarder la jauge. Et puis il m'a mis un préservatif. Il m'a fait entrer en lui. Vite, il m'a fait changer de position. Je le regardais, sous moi, et je voyais que son regard fuyait, non ne fuyait pas justement mais visait très précisément un point. J'ai tourné la tête, tout en le prenant plus violemment. Le miroir, bien sûr. C'étaient bien mes fesses qui se serraient et se desserraient, mes cuisses qui se raffermissaient, mes testicules qui se balançaient, et même mon sexe qui sortait, et pourtant ce n'était pas moi. C'était une image. Oui, à cet instant où je sentais pourtant la jouissance monter, je me suis dit très clairement, ceci est l'image d'un film pornographique, un pur équivalent de la première image qu'il a allumée quand nous sommes entrés chez lui. Plus tard, je lui ai reproché ce regard insistant, mais non ce n'était pas un reproche, je lui ai dit tristement. J'ai essayé de plaisanter avec celui que j'ai connu, que j'avais connu. Tu ne serais pas un peu Narcissique ? Il n'a pas compris. Il m'a dit que c'étaient mes fesses qu'il regardait et non pas lui-même. J'aurais pu lui répondre mille choses, mais je me suis tu. A cet instant, j'ai compris que je ne l'aimerais plus jamais, que quelque chose était mort. J'ai tout de même ajouté d'autres mots un peu tristes, qui comme tous les mots un peu tristes, se disent avec un sourire fin. Tu as changé. New York t'a rendu plus froid. Il était d'accord avec moi, il n'avait pas l'air de trouver ça très grave. Nous nous sommes séparés sous une pluie battante. J'ai marché encore, J'avais la nausée. Je me souviens qu'à cet instant je me suis juré que ça ne se reproduirait plus. Je m'étais laissé faire, pour voir, pour le passé, et c'était la dernière fois. A cet instant, j'ai aussi pensé à New York, et cette ville que j'avais toujours idéalisée, la seule où j'aurais voulu, en bon Parisien, vivre ; et j'étais content d'en être un peu exclus, de rester le touriste, l'étranger privilégié, celui qui a des amis ici, qui va et qui vient, mais qui repart toujours, parce qu'il sait que la vie, la vraie vie, est ailleurs, loin de ce tourbillon qui séduit infiniment pour mieux engloutir définitivement.

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