vendredi 9 mars 2007

Narcisse, ou les infortunes de la beauté



1.
Je me souviens d'un film où un jeune homme court dans un stade la nuit. Il tourne, il tourne, à n'en plus finir. Il vient de manger des dizaines de boîtes d'ananas en conserve périmées pour fêter (enterrer ?) les un mois de sa rupture avec sa copine. Il est un peu malade, de toutes ces boîtes d'ananas en sirop, et il a très envie de pleurer. Alors, il se met à courir, toute la nuit. En voix off, il dit qu'il court pour que toute l'eau de son corps s'évacue en sueur : ainsi, il ne pourra plus pleurer.

2.
C'est étrange cette expulsion de la douleur par le corps. Avant, il y a quelques années, moi aussi, je courais ; je courais au Jardin des Plantes tous les samedis matins, et j'avais l'impression très précise que c'était toujours ça de larmes en moins. C'est à cette époque que j'ai vu Chungking Express, j'étais alors en convalescence, après ma rupture (plus amicale qu'amoureuse certes, mais ça ne m'empêche pas de l'avoir aimée et d'avoir souffert) avec la cruelle S*. J'ai ri en voyant le film.
Après mon déménagement loin du Jardin des Plantes, je me suis mis à aller à la piscine, me débarrassant de la peur idiote de me montrer en maillot ou assumant enfin son envers, une envie trouble d'exister physiquement aux yeux des autres. Et puis, il est si facile dans l'eau de crier. Essayez pour voir. Personne ne vous entend. Je vous déconseille néanmoins de pleurer, car si le lieu s'y prête en apparence, ce n'est pas très pratique avec les lunettes. De toute façon, je nage, et le mouvement de l'eau sur mon visage me fait sourire.
Comme à chaque fois que je me suis lancé dans quelque chose de nouveau, je me suis mis à nager frénétiquement... Qui eut cru que l'adolescent ingrat et grassouillet de 13-14 ans, celui-là même qui mettait son réveil à 5h du matin pour lire avant de partir à l'école Charlotte Brönté, celui-là encore qui détestait le sport et faisait semblant d'avoir une crise mystique qui lui sciait les jambes sur place à chaque compétition, oui qui eut cru que ce garçon deviendrait ce jeune homme dans le miroir, au corps ferme, presque élégant, désespérément joli, et fade.

3.
Il y a six ans, je n'existais pas, ou à peine - aux yeux des autres. Dans les boîtes de nuit que je fréquentais alors régulièrement, amitiés Internet interlopes obligent, on me regardait peu - ou alors je ne voyais rien parce que j'enlevais toujours mes lunettes et que lire Charlotte Brönté trop tôt le matin a des conséquences néfastes sur la vue, comme un chacun sait.
Un jour, j'ai enlevé définitivement mes lunettes, me suis laissé pousser quelques poils sur les joues : je me suis mis, soudainement, à exister. Transformation qui m'a valu un nouveau surnom, moins flatteur que celui qui était alors en vogue, "la Merteuil", qui venait de mon goût des manigances et des relations troubles... Ce nouveau nom, qui n'a heureusement pas fait long feu, venait d'une comédie regressive américaine, Not another teen movie (Sexe Academy, en français), et était celui de l'héroïne, salopette, cheveux attachés, grosses lunettes, et regard fuyant, qui en se lâchant les cheveux et en laissant tomber les lunettes devenait immanquablement une "fausse moche". Bref, j'entrais dans un nouveau club, mais je n'oubliais pas, au fond de moi, mes origines (physiques) modestes.

4.
Samedi, retour en boîte de nuit. Cela fait des lustres, à tel point que je retrouve le sentiment de gêne de mes débuts dans le grand monde... Je rejoins des amis. C'est toujours plus facile avec des amis. On regarde les gens, on commente, on comble le vide. Ils me parlent d'un garçon très beau. Je dis que moi, mon préféré c'est celui-là, le tee-shirt blanc. Ils ont repéré le même garçon : banalité de la beauté. Je suis des yeux cette tache blanche au milieu des gens qui, tout à coup, me semblent tous des ombres. Il est élégant, à l'aise. Il est jeune. Oh, comme j'aurais aimé être comme lui, cette facilité. Il danse, évidemment, il danse bien, il vient souvent, il doit avoir 23, 24 ans, 25 au plus. Il sait que tout le monde le regarde. D'ailleurs, tout à l'heure, n'a-t-il pa vu qu'on parlait de lui ? N'a-t-il pas eu un petit sourire narquois, non pas de gêne mais de légère satisfaction - légère parce que trop habituelle ?
Bref, il danse, et puis il parle à un garçon chemise noire célibataire que je connais bien. Lui aussi il a l'air de le connaître bien. Ils sont amis, il ne le quitte plus, mais certainement pas amants. Ils n'ont ni les gestes, ni les regards des amants. Il retourne danser, peut-être, en tout cas, il s'éloigne. Comme j'ai un peu bu (deux ou trois vodka orange, particulièrement bonnes chez P. qui revient de l'Est, plus la bière que je tiens à la main), je me retourne vers mes amis et, un tantinet fier, leur dis que je vais leur révèler dans quelques instants l'identité de ce garçon.
Vingt pas plus loin, je suis devant ma cible, chemise noire, que je m'apprête à questionner, quand une voix me salue dans mon dos. Je me retourne : du blanc m'éblouit. Il est là. Le tee-shirt blanc, sa petite barbiche, son sourire, tout est là, devant moi, à un baiser de distance. Il fait immédiatement tomber son briquet. Ah tiens, il est nerveux. Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire intérieurement, je vais allumer sa cigarette avec son briquet, non, pas possible ? Je pense très vite, et autant pour cacher mon rire que pour jouer la scène qu'il m'offre si innocemment, je suis déjà par terre, à ses pieds, et puis non déjà debout face à lui, ma main lui tend son briquet. Il a les mains chaudes. Il joue le type à l'aise, me pose quelques questions. Quand je lui dis ce que je fais, il trouve ça génial, comme tout le monde, et cela m'agace un peu parce qu'avant j'étais un petit étudiant et on me trouvait génial quand on me connaissait bien, et on me disait que je gagnais à être connu, et que j'étais une bonne surprise, maintenant tout le monde me dit que je suis comme je suis, c'est normal, ça se voit - une petite prostituée sociale qui appartient un peu à tout le monde, et rarement à quelqu'un... Donc, il est là devant moi, quelques questions, il est gêné de me dire son âge, il aimerait être plus vieux, là, tout à coup, devant moi, alors il joue encore, au petit mec mûr, il est touchant, je pense à ce moment-là qu'il ne me drague peut-être pas, mais quand je lève mes yeux vers les siens, ils me fixent, ses yeux, si bleus, en amande, alors je me dis que quelque chose se passe... Des amis à lui arrivent, l'appellent, il me lance un impérieux "Ne Bouge surtout pas". Et moi je souris et suis prêt à l'attendre la nuit des temps pour ce "surtout pas"-là... et puis je réfléchis, mon attente retombe, je souris, une petite tristesse, au fond nous ne nous sommes rien dit, mes amis passent devant moi, taquins, je vais danser avec eux. Tant pis.
Plus tard, dans mon dos, il me cherche, me dit-on. Je devrais me retourner, mais je ne peux pas. Oui, il est beau, et alors ? Je l'ai réalisé mon fantasme, il est venu à moi, que puis-je espérer de plus ? Cela ressemblera à d'autres histoires qui ressemblaient elles-mêmes à d'autres. Je souris encore, un peu plus tristement. Peut-être, la prochaine fois, dans cette même boîte, un autre échange, d'autres mots, et que tout recommencera, peut-être... Laissons le hasard faire, après tout, il nous a joliment réunis une fois...

5.
Je suis assis, plus tard, dans cette même boîte de nuit. Je raconte à J., un ami de P. que je viens de rencontrer, que j'ai été une fois dans ma vie le plus beau garçon d'une soirée, une seule fois. Je ne l'ai jamais vu avant, et pourtant j'ose, ce qui est rare, me montrer aussi directement prétentieux et égocentrique, c'est-à-dire comme je suis. Je lui précise toutefois que ce n'était pas bien difficile, parmi une dizaine d'homosexuels seulement, et vraiment peu gâtés - ouf, je réduis ma prétention. J'ajoute que c'était la soirée la plus désagréable de toute ma vie.
Quatre ans plus tôt... J'entre, un soupir de plaisir, général. Quelques garçons moulés dans des Tee-shirts - c'est l'été - et qui avaient fait du sport pour compenser l'absence de finesse de leur traits, lèvent les yeux vers moi. J'ai l'impression d'être nu et humide. Ils me demandent mon prénom, me disent que c'est un joli prénom, bref comme moi... et d'autres phrases subtiles comme celle-ci qui me donnent à peu près le choix entre deux attitudes : le silence ou la fuite. Je les choisis tour à tour, allant régulièrement me réfugier dans le grenier, et surprenant par hasard une crise de jalousie dont je suis très involontairement la cause. Un garçon pas trop mal, surtout parce qu'un peu plus intelligent que les autres, ayant réussi à faire la conversation plus de cinq minutes avec moi, son petit copain, jeune, lui faisait une petite crise. Je sors du grenier et je dois supporter le regard des autres, toujours affalés sur le canapé, et qui parcourent, la langue sortie de la bouche, mes jambes, ma braguette, mes fesses, mon T-shirt que je m'en veux de porter si moulant, c'est la dernière fois me dis-je. Je sens des taches apparaître sur mon corps et j'ai un goût bizarre dans la bouche. On m'adressera la parole encore, mais pour me dire quoi ? Je vois bien qu'on ne me parle pas à moi. On fixe mes lèvres - au mieux ; et on ne me demande que des choses banales. J'imagine alors quel supplice cela serait d'être ce beau garçon qu'on regarde toujours ainsi - c'est-à-dire sans le voir - et à qui on s'adresse toujours ainsi - c'est-à-dire sans lui parler. Et je ressens l'incroyable injustice de la beauté : que faire quand tout nous est dû, quand il n'y a plus rien à prouver, juste à être là, comme un pot de fleurs dans lequel on pourrait éjaculer à l'occasion ? Mais rien, il n'y a rien à faire ! Alors, pour la première fois de ma vie, je bénis mes parents d'avoir été si gourmands, d'avoir fait de moi un petit gros, je bénis Charlotte Brönté d'avoir écrit d'aussi longs romans qui m'ont rendu si myope, je bénis ceux qui m'ont adressé la parole avant que j'ôte mes lunettes, qui m'ont parlé comme à un être humain, qui ont voulu faire jaillir de sa coque quelque chose. Oui, juste quelque chose - plutôt que rien.

6.
Je repense au Tee-shirt blanc, à sa beauté. Peut-être ai-je juste eu peur de savoir, savoir ce qu'elle avait fait de lui, cette trop aveuglante beauté... Peut-être. Pour pouvoir y rêver encore. Mais de loin.
(Sur ce, il alla à la piscine.)

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Lorsque j'avais passé quelques jours à Hong-Kong, il y a presque dix ans, j'avais mis un point d'honneur à loger dans un petit hôtel en plein cœur du Chungking Mansion. J'avais été terriblement déçu de ne pas du tout y retrouver les lieux ni l'ambiance du film.
Sinon, pour le reste... il y aurait tant à dire que je ne dirai rien.

love streams a dit…

Ah pauvre de moi qui rêvais d'aller à Hong-Kong cette année même et d'y retrouver les lieux de mes fantasmes!